SOCIÉTÉ DÉPARTEMENTALE D'ARCHÉOLOGIE ET DE STATISTIQUE DE LA DROME           TOME XI. — 1877.

ARPAVON.

Lou Pavou, en patois, et Arpao, en latin, signifie le Paon, et la raison de cette étymologie n'est pas plus facile à expliquer que celle de Villeperdrix , dans son voisinage. Le premier seigneur avait-il un paon dans ses armes, ou bien avait-il introduit ce roi des oiseaux dans la contrée ? Mystère. Toujours est-il qu'à Sainte-Jalle, non loin de là, vers l'est, le tympan d'une vieille église romane le représente à côté de musiciens et d'autres personnages grossièrement sculptés. Le village, à 15 kilomètres est de Nyons, son chef-lieu de canton, et à 105 kilomètres de Valence, se trouve placé au sommet d'un coteau de 546 mètres d'élévation, que longe le chemin de grande communication N.° 14 de Nyons à Sisteron et que baignent au midi l'Ennuie et au nord le Rieu-des-Combes. Les eaux pluviales ont à la longue porté dans les deux rivières une partie de la terre arable de ce coteau. La vallée de l'Ennuie est étroite et ravagée par la rivière. Le versant nord de la montagne de Rochebrune, en face d'Arpavon, offre plutôt des pâturages que des bois , et la seule partie de la commune vraiment fertile, à cause dos nombreuses sources qui l'arrosent, occupe le versant méridional des montagnes de Sahune et de Montréal , de plus de 900 mètres d'élévation : là croissent l'olivier et les arbres à fruits. Arpavon présente , en somme , deux vallées , un coteau et ses deux versants entre deux rivières, puis, au delà du Rieu-des-Combes, le flanc méridional des montagnes de Montréal , et , au delà de l'Ennuie , le revers septentrional de la montagne de Rochebrune , sans parler du val de Gaudon, à la limite orientale de la commune.

 

"En 1835 il y avait 52 hectares de bois communaux, 102 de bois particuliers, 491 de terres labourables, 89 de vignobles, 9 de prairies, 533 de pâturages, 52 de routes et rivières, 9 de terres incultes, 1 d'édifices publics; total 1,338 hectares, dont 1,286 imposables. La maladie de la vigne et la dénudation constante du coteau principal ont amené, depuis 1835, des modifications assez sen sibles, dont nous ignorons le chiffre exact. Bâti en amphithéâtre au sommet du coteau et jadis ceint de murailles , le village était dominé par un château encore exis tant en 1518, mais détruit pendant les guerres civiles. Au jourd'hui ses deux portes et son enceinte ont disparu, et plu sieurs de ses maisons ne présentent que des ruines. Rien n'indique dans l'ensemble de l'agglomération une prospérité excessive. Relativement au site , il est monotone , la vue n'embrassant que des terrains peu boisés et la vallée de l'Ennuie. Mais , du château , on voyait le frais versant des Combes et vers l'ouest , Curnier et les Pilles. * Placé là pour la défense, ce village aspire à se disperser, à cause des exigences de l'agriculture. M. Mermoz , directeur des contributions directes de la Drôme, évaluait, en 1839, le revenu des propriétés bâties de la commune à 1,115 fr. et celui des propriétés rurales à 12,346, total 13,461 fr. Il doit y avoir peu de différence aujourd'hui, le cadastre n'ayant pas été refait depuis * .

Les impôts de 1873 se décomposaient ainsi :

                                       fr.  c.

État                          1,421  87

Département               658  70

Commune                1,582  43

Non-valeurs                 66  18

TOTAL                    3,729   18

 

Une autre preuve de l'état stationnaire de la commune se tire de l'état comparatif de sa population.

1789    300 âmes.

1811    448 —

1831    328 —

1841    339 —

1851    337 âmes.  

1861    342 —

1872    280 —

1877    272 —

Ces 272 habitants se répartissent ainsi : 42 ménages au cheflieu de la commune et 143 âmes; 25 ménages à Charraye, le Devès, les Viarards et le Peynier et 129 âmes. Si l'on veut savoir maintenant à quelle époque se forma le village, la question n'est pas facile à résoudre, car pendant longtemps la contrée presque entière a dû être couverte de forêts, et ni l'homme préhistorique, ni le Vocontien, ni le Romain n'y ont laissé de traces connues de leur passage. Il est probable toutefois qu'Arpavon ne remonte pas au delà de l'époque féodale, à cause de sa position élevée, et que ses premiers habitants étaient des serfs, attachés à l'exploitation des fermes de quelque famille puissante, qui s'affranchirent peu à peu, grâce aux mutations fréquentes des maîtres du fief. Quoi qu'il en soit, leur condition, dans les derniers siècles , n'avait rien d'excessif. Les d'Agout , originaires du Comtat-Venaissin et alliés avec les Isoard de Die, furent les premiers seigneurs historiques d'Arpavon. Bertrand de Mison et Isnard d'Entrevennes , fils de Raymond d'Agout et d'Isoarde, vivaient en 1225 2. Hugues et Rostaing, seigneurs d'Urban (Vaucluse), et Pierre de Serman tenaient en 1233, à Arpavon et à Sainte-Jalle, des droits de Raymond d'Agout.

Sous Bertrand de Mison des difficultés y surgirent avec Arnaud de Sahune (de Ansaduna) et Pierre de Caderoussé (de Chadarossa), seigneur de Nyons en partie, fut choisi pour les terminer. Il décida qu'Arnaud livrerait à son rival ses biens et ses droits de Sainte-Jalle et que , désormais , ni lui ni les siens ne pourraient rien y acquérir ; mais qu'à son tour Bertrand lui céderait tous ses droits à Arpavon , sans pouvoir y exercer le moindre acte de propriétaire à l'avenir 1 .((1) Inventaire de la Chambre des comptes.)

Cet Arnaud de Sahune ou d'Ancesune , sorti vraisemblable ment de l'ancienne famille des ducs de Caderousse, avait, en 1202, acheté Sainte-Jalle, et Gertut, probablement son fils, en 1231 , avait reçu par inféodation les droits de Raymond de Mévouillon sur Arpavon, Montréal, Eyroles, Curnier, Bâtie de Mars et Sahune, ce qui constituait une petite baronnie. Les Mévouillon tiraient leur nom d'une terre située entre Saint-Auban et Séderon et leur puissance de quelque conces sion des empereurs d'Allemagne ou des souverains de Provence. Ils gardèrent leur suprématie sur une partie de l'arrondisse ment et en particulier sur la baronnie de Sahune jusqu'à l'abandon de leurs terres aux Dauphins , vers la fin du XIIIe siècle, témoin les hommages d'Arnaud de Sahune en 1242 et en 1282 et de Jean en 1288 2. ((2) Id., id. et Inventaire des Dauphins de M. l'abbé CHEVALIER.)

Ce dernier seigneur, qui avait épuisé ses finances , en 1 330 , par l'achat de Rochebrune , se trouvait six ans plus tard vieux , décrépit et sans postérité. Il abandonna au dauphin Humbert II ses terres d' Arpavon, Esparron, Montréal et Sahune. par une donation entre vifs, du consentement de Sara, sa femme. Le prince lui laissa les revenus d'Arpavon, comprenant 80 sétiers de blé de censes, 12 sétiers du moulin et 8 du four, total 100, 4 livres 16 deniers de censés et 6 livres produit des corvées , 1 40 bottes de foin , 35 sols du ban (amendes) et 14 poules. Le tout représente un fort domaine d'aujourd'hui dans les mêmes contrées 1 . Une remarque importante ressort de l'examen de cet acte , c'est qu'il y avait alors dans la seigneurie 78 maisons , dont la moitié relevait de Guillaume du Saix et d'Hugonne, sa femme. Or, à 4 habitants dans chacune, la population aurait été de 312 âmes en 1336.

Jean de Sahune survécut peu à sa donation et le Dauphin , dont les coffres n'étaient pas toujours pleins, vendit Sahune, Arpavon et les dépendances de la baronnie à Raymond de Baux, prince d'Orange, le 10 novembre 1341. • Trente-sept ans plus tard le f1ef était saisi à Guillaume de Baux et adjugé au roi-dauphin 3. Cependant, le 30 janvier 1390, Anne de Baux, fille de Guillaume et femme de Juet Rolland , obtint main levée pour les diverses terres, à condition qu'Arpavon resterait à S. M.

On sait que Louis, Dauphin (plus tard Louis XI) , le 20 avril 1457, voulant récompenser Pierre Gruel, maître des requêtes de son hôtel , de quelques avances par lui faites pendant la guerre de Savoie, lui donna la même seigneurie et qu'elle fut réunie au domaine en 1483, à la mort du souverain, puis rendue à Pierre Gruel, président du Parlement de Grenoble. On ne trouve pas l'explication de la portion de fief qu'avait à Arpavon , au milieu du XIV" siècle , Guillaume du Saix , originaire de Bresse, et qui échut à Hugues Laugier, de Rioms, déjà possesseur des droits de Matheudis, veuve d'Hugues Dalmas, en 1363. Raymond Laugier, fils d'Hugues, rendit hommage au roi en 1413. Cependant, la mission confiée à Guillaume du Saix de ménager un traité de paix entre le dauphin Humbert II et le comte de Savoie permet de supposer, à titre de récompense, le don de quelque terre dans les Baronnies. Par une autre bizarrerie inexpliquée, la seigneurie du Saix , près Veynes, appartint dans -la suite à la famille de Gruel.

Le 15 juin 1486 , Henri de Gruel, seigneur de Laborel (canton de Séderon) , neveu et héritier de Pierre , aliéna Arpavon à Guillaume Eschaffin, de Vaunaveys-lès-Crest, et l'acquéreur s'en dessaisit à son tour, le 12 octobre 1499 , au profit de Louis de Thollon, seigneur de Sainte-Jalle , pour 350 florins, lequel, moyennant 8 écus , fut également subrogé aux droits de Rollet de Remuzat, seigneur de Benivay *.

Comme celle des Sahune, des Mévouillon, des d'Agout, des de Baux, l'histoire des Thollon de Sainte -Jalle trouvera sa place naturelle dans la notice de quelque autre commune de l'arrondissement ; il n'est pas très-facile d'ailleurs , en l'absence de documents certains, d'expliquer de quelle façon Marin de Thollon , fils de Louis, se trouvait contraint de racheter la seigneurie d'Arpavon moyennant 500 écus ou 1,000 Livres, et Jacques de Thollon, en 1574 , pour 1,374 écus. Un arrêt de la Chambre des comptes du 12 mars 1521 en attribuait la juridiction aux bailli et châtelain delphinaux et aux bailli et jugemage des Baronnies, le vingtain au Dauphin, avec le four, le moulin, les fromages et le pulvérage (droit exigé pour le passage des troupeaux).

En 1540, Fouquet ou Faulquet de Thollon, l'illustre guerrier, avait repris la jouissance de tous ses droits, évalués 100 livres. A l'extinction de la famille , les commissaires du roi vendirent Arpavon à Francois de Pingré , originaire de Picardie , receveur des tailles à Montélimar, pour 6,300 livres. L'acte est du 24 septembre 1638, et le 27 mars 1648 la plus-value lui était adjugée au prix de 1,000 livres .

Le fief appartenait, au XVIIIe siècle , à Mlle de Cheisolme de Crombis , héritière de Philippe-François de Pingré , et à Charles-Augustin-Joseph de Simiane, baron de la Baume-Transit, seigneur de Mollans, Treschenu, etc. Ce dernier, le 23 novembre 1765, vendit sa part 9,500 livres à illustre seigneur François de Julien , seigneur de Montaulieu, Rocheblave et la Bâtie (Côte-Chaude) .

En 1789, Mlle de Cheisolme et François de Jullien possédaient la seigneurie et avaient un juge à tour de rôle pour administrer la justice.

Telle est, brièvement résumée, d'après les titres, l'histoire féodale d'Arpavon. Son histoire ecclésiastique ne nous est qu'imparfaitement connue. Le prieuré dépendit à l'origine de l'abbaye de Saint-May ou Bodon et fut soumis à la juridiction épiscopale de Sisteron.

D'après le rôle de la censé synodale de la vallée, l'église d'Ar pavon, sous le vocable de Saint-Etienne, payait aux XIe et XIIe siècles 8 deniers d'Othon pour droit cathédralique à l'évêché de Sisteron. Jean de Sahune, dans la donation de 1336 en faveur d'Humbert II , dernier dauphin de Viennois , se réserva la faculté de fonder deux chapelles à Arpavon, outre les deux déjà établies par lui , et voulut que le patronage en appartînt au dauphin de Viennois.

Je dois ces détails à l'obligeante érudition de M. l'abbé Isnard, curé de Tulette, membre de la Société d'archéologie. Voici les renseignements que j'ai recueillis d'autre part : II existe dans l'église actuelle une inscription un peu endom magée portant en lettres onciales : .

ANNO DNI M C

XLVIII. III ID». APL. OBIIT

PONCP LATIL. SACERDOS. PON///// 

CEPIT TEMPLV QVEM FOSSA REC(ONDIT)

QVISQVIS ADES QVI MORTE CADE(S)

STA PERLEGE FLORA : SVM. QVOD

ERIS QVOD ES ANTE FVI PRO ME (PRE)

COR ORA.

Soit, en français :

L'an de N. S. MCXL VIII, le 3 des ides d'avril, mourut Ponce Latil, prêtre. Ponce commença le temple où la tombe l'enferme. Qui que tu sois, soumis à la mort, arrête-loi, lis, pleure ; je suis ce que tu seras; j'ai été ce que tu es ; prie pour moi, je t'en conjure.

Le point vraiment intéressant de cette inscription , m'a écrit M. l'abbé Cyprien Perrossier, serait de compléter le mot PON... 'de la 2° ligne et d'en préciser la signif1cation. Faudrait il lire pontifex, constructeur? Les mots suivants : cepit templum sembleraient indiquer ce sens , et alors l'inscription aurait une véritable valeur historique : ce serait l'épitaphe d'un membre de l'association des frères ou prêtres constructeurs, désignés sous le nom de pontifices, parce qu'ils construisaient non -seulement des églises, mais aussi des ponts. Ce Ponce Latil, prêtre, serait le nom de l'architecte de l'église d'Arpavon, mort pendant le

cours des travaux qu'il dirigeait et auxquels lui-même avait mis la main comme simple ouvrier. Les mots cepit templum (il a commencé ou entrepris cette église) indiquent clairement ce sens. Dès lors, cette précieuse inscription préciserait tout

à la foi» et l'origine et la date de l'église. Quant au millésime 1148, je le crois exact, parce que le sommet de la pierre me paraît être échancré de chaque côté d'une manière régulière et qu'il ne reste aucune trace d'un 2e C à la lre ligne. Un examen

attentif de la pierre serait nécessaire pour vérifier cela ; elle vaut la peine que l'on fasse le voyage d'Arpavon.»

Malgré les doutes émis par mon savant collègue, je crois avec M. l'abbé Bompard, curé de la paroisse, qu'il y a Pondus à la 2° ligne, par la raison que ponlifcx serait trop long, la dernière lettre N correspondant au Q(VOD) de la 6e ligne et qu'on aperçoit ce semble une partie du C. Il y avait au Buis, vers 1400, un consul du nom de Latil 1. L'église d'Arpavon n'offre aucun caractère d'architecture , et la pierre peut très-bien provenir d'une chapelle du voisinage.

En 1790, le prieur Cler jouissait d'un pré, d'une terre et d'un jardin d'un revenu de 60 livres et de la dîme de tous les grains, des raisins et des légumes à la cote 20e, des agneaux et des che vreaux , estimée 800 livres. Les charges comprenaient 80 livres dues aux pauvres pour la 24e partie , 72 livres pour l'entretien de l'église et 14 livres pour fondation de messes faite en 1652 par la veuve Boisset . Une ordonnance du 24 mars 1825 a érigé Arpavon en succursale.

Sur le versant nord de la montagne qui sépare Arpavon de Rochebrune existe encore une chapelle dédiée à Notre-Dame dé Consolation , construite probablement au XVIIe siècle. Une pieuse bergère gardait son troupeau non loin de l'Ennuie dans un terrain herbeux et chaque jour elle était forcée de le suivre jusqu'au sommet presque aride de la montagne. L'état prospère du bétail rapproché de cette fuite quotidienne fit soupçonner quelque mystère. On émit l'avis que la Sainte Vierge demandait un sanctuaire au sommet de la montagne , et le sanctuaire fut promis. Toutefois , pour plus de commodité , on le commença à mi-coteau ; mais le travail du jour était in variablement détruit la nuit. Force fut de jeter plus haut les fondations de l'église, auprès de laquelle jaillit alors une source abondante.

On y voit un ex-voto de la famille Reynard l'Espinasse, d'Avignon , dont un membre fut guéri de la peste en 1720. Il y avait en 1630 un Lespinasse marié avec Dauphine Delhomme , fille du seigneur de Montferrand, dotée de 1,800 livres, qui habitait Arpavon et qui sans doute concourut à la fondation de la chapelle 1. Les descendants du jeune homme sauvé de la peste acquittent encore aujourd'hui le tribut de leur gratitude et ils ont doté le sanctuaire d'un riche ornement, d'une cloche et d'un très-beau tableau.

Lorsque les documents permettent d'étudier la condition du tiers état, je le fais avec empressement ; mais ici les archives , égarées en passant de maison en maison par le changement des consuls, m'interdisent toute excursion sur ce terrain. On sait seulement qu'en 1789 la commune plaidait contre Sahune pour ses limites ; que ses productions étaient alors le blé , l'épeautre et les fruits , sauf les olives , le froid ayant tué les oliviers ; que les habitants vivaient de blé , d'épeautre , « d'agland et de pommes de terre » ; que le défrichement du bois d'Aubrun était demandé ; que le bétail agricole comprenait quelques mules , quelques bœufs et ânes et peu de bêtes à laine , à cause de la cherté du sel ; qu'il n'y avait aucun revenu communal ; que la 24e partie de la dîme procurait aux pauvres 18 émines de blé ou d'épeautre ; qu'un petit local sans fondation servait de refuge aux pauvres et aux malades de passage , et qu'il n'y avait pas d'école.

La population est restée fidèle à l'agriculture , aux mœurs et aux croyances des aïeux ; elle est honnête et laborieuse et lutte avec effort contre la stérilité d'un sol labouré par les pluies d'orage.